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Le père Savignac, dominicain de l 'École biblique et archéologique de Jérusalem, a le premier attiré l'attention sur le site de Khirbet es-Samra, quand, passant dans la région, il y a relevé sur des stèles funéraires des inscriptions en christo-palestinien. Cette langue d'époque byzantine, avec son écriture particulière, est un rameau direct mais tardif de l'araméen classique et n'a laissé que des traces peu nombreuses dans la Palestine vers le vie siècle.
Le site est ensuite tombé dans l'oubli jusqu'à ce que, en 1978, un professeur dominicain de l'École biblique et un chercheur du CNRS, attirés par l'énigme du christo-palestinien, effectuent une nouvelle reconnaissance et se fassent les initiateurs d'une fouille archéologique portant notamment sur le cimetière à stèles. Ils réussirent à constituer, avec quelques amis de Paris et de la banlieue nord, une équipe décidée à s'engager sur le projet et qui fonda l'Association pour les fouilles de Samra (sous le régime de la loi de 1901). C'est ainsi que la première campagne fut entreprise en 1981, sous l'égide de l 'École biblique, grâce au concours financier de quelques mécènes amis et au bénévolat des " volontaires de l'Association, qui prirent cette mission sur leur temps de vacances et assumèrent le coût de leur voyage.
Après la réussite de cette première expédition, dix autres campagnes ont pu avoir lieu de 1982 à 1993, avec le même rôle de l'Association. En outre, devant les résultats obtenus et le fléchissement du mécénat, le ministère des Affaires étrangères - Commission de fouilles - a apporté régulièrement des subventions aux campagnes annuelles. Naturellement l'attributaire officiel des fouilles est l 'École biblique, conjointement avec le Département des antiquités de Jordanie. La tâche actuelle est la publication et un premier volume doit sortir en 1996 aux éditions Brepols.
À l'époque byzantine, Samra était une bourgade - point d'eau au carrefour de deux itinéraires. Le premier sud-nord d'Amman-Philadelphie à Bosra, capitale de la province romaine d'Arabie, était concrétisé par la voie romaine via Trajana qui, d 'Agaba jusqu'à Palmyre marquait la limite orientale (limes arabicus) de l'Empire romain. Le deuxième, piste caravanière, se développe du sud-est au nord-ouest, entre l'oasis d 'Azraq dans le désert (où de nos jours Lawrence d'Arabie établit son Q.G.) et Akko-Ptolémaïs (actuellement Saint-Jean-d'Acre) port sur la Méditerranée, en passant par Samra et trois villes de la décapole, Djérash, Pella et Beth-Shéan-Scythopolis.
Paysage autour de Khirbet es-Samra
Le site de Samra est installé à 550 m d'altitude, sur un plateau basaltique dépendant du massif du Hauran, à la limite de la steppe aride, en un endroit sans eaux vives, et où la déforestation est actuellement complète. Il se présente maintenant comme un amoncellement de pierres de basalte (d'où son nom de Khirbet es-Samra qui signifie "la ruine sombre"), _à côté du village d'installation récente pour des nomades sédentarisés de la tribu des Beni-Hassan. La ligne de chemin de fer entre Damas et Médine, établie vers 1900 et maintenant abandonnée, reprenait en Jordanie l'itinéraire de l'ancienne voie romaine et offrait une halte à Samra. Le lieu, aride et désolé, n'a rien pour plaire mais sa position géographique lui a assuré une certaine importance comme en témoigne la mention de son nom ancien Hatita sur l'antique carte de Peutinger (rouleau de parchemin du Ive siècle retrouvé au XVIe et publié pour la première fois à Anvers en 1598).
En réalisant la via Nova du limes arabicus, l'empereur Trajan avait donné le coup d'envoi de la réorganisation administrative et politique de la région. Cette voie romaine a été explorée, par l'équipe de Samra, sur 40 kilomètres entre Zarga et Bosra. Ce tronçon était encore récemment dans un bon état de conservation avec des sections de plusieurs kilomètres de chaussée empierrée et de nombreux milliaires, qui ont livré des inscriptions inédites. On peut cependant regretter que le développement économique et la mécanisation agricole du pays soient très préjudiciables à la préservation du patrimoine antique, comme on peut le constater depuis quelques années à propos de la voie romaine. Aux abords du site de Samra un édifice, fortin ou auberge, a été dégagé et a fourni des informations intéressantes, notamment un lot de belles monnaies.
Avec les communications, l'alimentation en eau est un problème majeur pour la vie d'une agglomération dans cette zone semi-aride. Les précipitations annuelles sont inférieures à 200 mm ; la source la plus proche est à 15 kilomètres ; le cours pérenne du Wadi Zarga (un affluent du Jourdain) est à plus de 10 kilomètres et les populations anciennes n'avaient pas maîtrisé dans le pays les techniques de forage des puits (alors qu'actuellement les abondantes nappes phréatiques sont exploitées à l'excès). Les fondateurs du site au premier siècle (on connaît l'habileté des Nabatéens pour récupérer toutes les gouttes de pluie) creusèrent une quinzaine de citernes cubiques - ou birkeh - échelonnées sur les pentes, et dont la capacité pouvait atteindre 900 m3 chacune. Plusieurs sont restées en usage jusqu'à aujourd'hui. À 600 mètres au sud de Samra, une grande birkeh, taillée dans les couches de gravier et d'une contenance de 15 000 m3 était alimentée par un canal rectiligne dérivant d'un wadi voisin. Des citernes, dans le site et hors les murs, assuraient une alimentation à des fins domestiques.
La ruine du village couvre une surface polygonale d'environ 4 hectares, avec des constructions en pierre de basalte. Quatre quartiers imbriqués entourent une forteresse de 65 m de côté, conservée seulement sur 3 m de hauteur. Toutes les superstructures ont disparu, le site ayant été pillé, notamment au moment de la construction du chemin de fer. On a pu se rendre comp-te que les quartiers ne s'étaient pas constitués progressivement autour de la forteresse mais que celle-ci avait été construite vers 300 en recouvrant le tissu des habitations plus ancien, alors que l'établissement pouvait remonter à l'époque nabatéenne au premier siècle de notre ère. Au vie siècle un mur d'enceinte d'un mètre d'épaisseur, donc sans caractère défensif, est venu entourer la bourgade.
La Samra chrétienne constitue la partie la plus intéressante de l'ensemble, par ses églises et son cimetière. En effet, dans le modeste espace défini ci-dessus, pas moins de huit églises ont été fouillées, et sans doute d'autres n'ont pas été décelées. Les sanctuaires ne sont au début que de modestes bâtisses au plan rectangulaire, sans abside, avec des sols recouverts d'un simple mortier. Elles s'agrandissent et s'embellissent peu à peu par l'adjonction d'absides, de sacristies, et enfin de pavements de mosaïques. Les éléments recueillis tant à Samra que sur d'autres sites de la région permettent de penser que l'achèvement de la christianisation - donc la fondation des églises - ne remonte pas au-delà de la seconde moitié du vie siècle, en lien avec le développement économique post-justinien de la région de Bosra.
Khirbet es-Samra, mosaique de pavement d'une église
Les agrandissements et embellissements peuvent être datés du Vème siècle, période d'apogée de Samra, qui se poursuivra jusque vers la fin du Vème siècle. Ce n'est que vers 750, moment de la chute des Omeyades avec transfert de la capitale de Damas à Bagdad, qu'un lent déclin du bourg de Samra s'amorcera et conduira à sa désertion vers 800 ou même au début du IXe siècle. Mais pourquoi tant de lieux de culte? Parmi les raisons avancées, la meilleure est que, dans le temps de la paix byzantine, les fortunes privées ont fondé volontiers des biens ecclésiastiques et des dotations, pour attirer la grâce sur les familles et contribuer au salut des défunts; l'acquisition de reliques de saints confiées aux sanctuaires donnait au surplus l'occasion de pèlerinages locaux lors des fêtes patronales.
À l'est de la zone habitée se développe un cimetière dit "païen", où toutes les inscriptions sont en grec, et que l'on peut dater approximativement car la pratique d'inhumer dans les cimetières ne s'est pas répandue dans la région avant le IIIème siècle. Plus loin vers l'est, on trouve le cimetière "chrétien" où les stèles funéraires sont munies de croix. Plus de 800 stèles ont été recueillies soit sur place, soit après récupération dans les murs du village où elles avaient été réutilisées.
Les pierres sont de simples galets de basalte, non taillés, plus ou moins oblongs; elles portent, dans leur grande majorité, des croix gravées, dont une typologie a été établie. S'y ajoutent, sur un certain nombre d'entre elles, des inscriptions en grec ou en christo-palestinien.
Certains noms se retrouvent dans l'une et l'autre langue, mettant en évidence l'unité de la population de Samra en même temps que sa dualité linguistique. L'onomastique est presque uniquement sémitique (hébreu, araméen, nabatéen, arabe, safaïtique) ; cependant quelques rares noms sont latins ou grecs.
L'usage du grec ne peut surprendre car c'était la langue administrative depuis des siècles. Mais comment expliquer cette apparition du christo- palestinien? On retrouve des témoignages de ce dialecte araméen, à partir du ive siècle, dans des textes disséminés à l'ouest du Jourdain, puis aux frontières de l'Arabie, permettant de déceler un fait culturel, linguistique et éventuellement religieux, mais bien difficile à caractériser. Pour le cas de Samra, il semble bien que la langue araméenne chrétienne apparaisse comme une affirmation des particularismes quand les divisions politico- religieuses affectèrent la région (au sein du christianisme mais aussi avec l'introduction de l'Islam) et témoigne des efforts d'une communauté qui, en se forgeant une culture sui generis, cherche à ne pas disparaître devant l'emprise de l'Islam. Si, à ce cas particulier on ajoute les constatations faites dans d'autres fouilles de la région, on est incité à concevoir une chrétienté transjordanienne encore maîtresse de ses moyens, au moins jusqu'à la fin du Vème siècle et à la présenter comme un exemple de coexistence de différentes communautés religieuses, non seulement sous les Omeyades, mais au moins jusqu'au début du gouvernement abbasside.
in "La Jaune et la Rouge", février 1996
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